L'automutilation est encore tabou dans le monde entier, tout comme tout ce qui touche à la santé mentale. Pourtant, dans les pays anglophones comme les Etats-Unis et en particulier le Royaume-Uni, l’automutilation est de plus en plus étudiée et la parole à son sujet se libère, même si elle est encore souvent incomprise par le public. En France la majorité de la population ne comprend pas non plus ce comportement et la recherche française sur l’automutilation est relativement rare et en retard sur les études américaines et britanniques. Ce retard pourrait-être dû au fait que, pendant longtemps, l’automutilation a soit été perçue comme une forme extrêmement sérieuse de mutilation d’une partie du corps par un « fou », une personne souffrant de psychose et qui aurait perdu contact avec la réalité, ou bien comme une simulation dans le but d’obtenir un gain financier, de ne pas avoir à travailler ou d’être le centre de l’attention par exemple. Au cours de la Première Guerre mondiale, certains soldats se blessaient intentionnellement dans une tentative désespérée d’échapper au combat, ce qui a contribué à perpétuer l’idée fausse que l’automutilation serait une forme de simulation. Etant donné que les Etats-Unis ne sont entrés en guerre que plus tard et qu’ils ont été moins impactés par celle-ci, la recherche américaine sur l’automutilation a pu se développer, contrairement à l’Europe où « la psychiatrie a été totalement mobilisée pour l’effort de guerre » (Trybou, Brossard, & Kédia, 2018). Selon Trybou, plusieurs cas d’automutilation ont été décrits entre les années 1950 et 1980, mais ceux-ci consistaient soit en de graves blessures associés à la psychose, folie ou autisme, soit relevaient de la pathomimie. Il suggère également que contrairement aux Etats-Unis où l’automutilation a rapidement été comprise comme un symptôme du trouble de la personnalité borderline, les psychiatres français « étant plus proches de la psychanalyse et de sa distinction névrose/psychose, sont longtemps restés sceptiques face à la psychiatrie américaine, et donc n’ont repris que plus tard la catégorie diagnostique des « états limites ». »
Les idées fausses au sujet de l’automutilation subsistent toujours en France et la langue française témoigne de la façon dont notre perception n’a pas évolué au fil du temps. Le terme « automutilation » est abusif car il désigne généralement des cas dans lesquels la blessure auto-infligée est superficielle. Le terme « mutilation » évoque pourtant l’ablation d’un membre. Ainsi « automutilation » correspond plutôt aux cas extrêmes de blessure auto-infligée liés à une psychose mentionnés précédemment, mais qui ne désignent pas ce qu’on nomme désormais aujourd’hui automutilation. Le mot « scarification » est aussi souvent utilisé abusivement pour désigner toute forme d’automutilation, ce qui est réducteur et suggère que les blessures auto-infligées sont uniquement des coupures et entailles. Le terme « automutilation » n’a jamais été remplacé et était déjà utilisé au début du XXe siècle en France. En revanche dans les pays anglophones, l’appellation changea au fil du temps afin de correspondre aux nouvelles découvertes de la recherche et aux avancées dans la compréhension de ce symptôme : de « self-mutilation » (automutilation) on passa entre autres à « self-injury » puis « self-cutting » (blessure puis coupure auto-infligées), « delicate self-cutting » (coupure superficielle auto-infligée). On utilise aujourd’hui principalement le terme « self-harm » (mal auto-infligé) et dans un registre un peu plus académique ou scientifique « self-injurious behavior » (SIB – comportement consistant à s’infliger des blessures) ou plus souvent « non-suicidal self-injury » (NSSI – blessure auto-infligée non-suicidaire). Cette évolution dans l’appellation du comportement témoigne de l’évolution et des progrès de la recherche.
Cette ignorance au sujet de l’automutilation en France peut avoir des conséquences graves sur ceux qui souffrent de ce symptôme. Trop souvent on ne comprend pas que l’automutilation est une tentative de faire face à des émotions négatives, c’est une béquille, une solution, qui n’est certes pas saine, pour réguler ces émotions. On oublie aussi trop souvent que l’automutilation est un symptôme et non un syndrome, qu’elle témoigne d’un mal être ou d’un trouble mental et que même s’il est naturel d’être choqué par un tel comportement, il faut avant tout s’inquiéter de la cause même de ce comportement. L’automutilation reste encore perçue à tort comme le comportement d’un adolescent, souvent féminin, qui chercherait à « faire son intéressant » ou exprimer une admiration sans limite pour ses idoles. Les motivations des personnes qui s’automutilent ne sont pas considérées comme légitimes et l’automutilation est vue comme immature et propre à l’adolescence, d’autant plus que la plupart des papiers français se focalisent sur l’automutilation des adolescents.
Ce comportement n’est donc pas pris au sérieux et les concernés obtiennent rarement de l’aide car on estime souvent que « ça lui passera », que l’adolescent arrêtera en grandissant. La stigmatisation de ce symptôme pousse aussi ceux qui en souffrent à garder ce comportement secret au lieu de chercher de l’aide, de peur d’être jugés. Ils peuvent également se sentir coupable et avoir honte si eux-mêmes ont intériorisés les idées préconçues et se reprocher de ne pas avoir de souffrances légitimes ou d’être immatures, surtout chez les adultes. De plus, le manque de ressources sur l’automutilation en français rend plus difficile pour les personnes qui ne parlent pas anglais (souvent les enfants et les adolescents) d’obtenir de l’aide et d’accéder à des informations seuls. On ne parle jamais de l’automutilation dans les médias et aucune prévention n’est faite à l’école (sauf pour quelques comportements autodestructifs comme la consommation d’alcool ou de drogue, le tabagisme ou les relations sexuelles non protégées). Une personne qui souffre d’automutilation, qui n’ose pas en parler à ses proches ou à des professionnels de la santé de peur d’être jugée et qui ne peut pas comprendre les informations en anglais se sentira non seulement incomprise mais ne se comprendra pas elle-même. Son isolement ne fera qu’accroitre la souffrance qui la pousse déjà à s’automutiler. Un adolescent qui s’automutile et à qui on n’apporte aucune aide en pensant que ce comportement « lui passera » avec l’âge continuera à vivre dans la souffrance car les causes du symptôme n’auront pas été traitées : l’automutilation cessera peut-être effectivement mais sera remplacée par une autre forme d’autodestruction comme l’alcoolisme. Si ce n’est pas le cas, sans « béquille », ne se mutilant plus, la personne en souffrance pourrait ne plus parvenir à faire face à son mal-être et dans le pire des cas se suicider.
La compréhension du public sur la santé mentale s’affine mais plus d’information et de discussion sont encore nécessaires pour sensibiliser le public à l’automutilation en France et mettre fin à la stigmatisation de ce symptôme.
Trybou, V., Brossard, B., & Kédia, M. (2018). Automutilations: Comprendre et soigner. Odile Jacob.